
Par Maître Abdelmajid BARGACH, notaire et ex-membre de la commission informatique de l’UINL
I. Une digitalisation mal préparée : le diagnostic d’un changement subi
Depuis plusieurs années, la profession notariale marocaine est engagée dans un vaste chantier de digitalisation. Si certains avancent un discours optimiste sur la transformation réussie du notariat, la réalité du terrain est bien plus nuancée. Les faits montrent que cette digitalisation a été davantage subie que concertée.
Des solutions telles que la plateforme Tawtik, la signature électronique ou encore la dématérialisation partielle des procédures ont certes été mises en place, mais sans véritable dialogue préalable avec les notaires de terrain. Ces derniers ont été confrontés à une multiplication de saisies manuelles, à des logiciels peu ergonomiques, et à une absence d’interfaçage intelligent avec les systèmes administratifs (fisc, conservation foncière, banques, CNIE…).
La digitalisation n’a pas été accompagnée d’un véritable système d’information intégré qui aurait permis un gain de productivité, un allégement du travail administratif, et une véritable gestion numérique du dossier notarial.
II. Ce qu’aurait dû être : les attentes stratégiques manquées
De nombreux professionnels expriment aujourd’hui leur regret :
- Une digitalisation aurait dû être conçue par et pour les notaires ;
- Un système d’information intégré (SI notarial) aurait permis une rationalisation du travail des études ;
- La concertation avec les notaires de base a été inexistante ;
- Les choix technologiques ont été imposés sans stratégie de long terme ni feuille de route claire.
Aujourd’hui encore, la profession attend le cadre juridique autorisant l’acte authentique électronique, voire à distance, alors même que la technologie le permet.
Par ailleurs, dans un contexte où le Maroc vient d’être la cible de cyberattaques inamicales visant certaines infrastructures sensibles, la question de la sécurité numérique des données notariales devient cruciale. Il est indispensable de réaliser des audits de cybersécurité approfondis, de renforcer les protocoles de sauvegarde, et de garantir une résilience digitale des études face aux menaces émergentes.
Cette exigence de rigueur numérique et stratégique est d’autant plus forte que le notariat marocain célèbre en 2025 son centenaire. Ce moment symbolique ne doit pas être une simple commémoration, mais une opportunité historique de refondation. C’est l’occasion rêvée d’aligner la mémoire de la profession avec une vision ambitieuse tournée vers l’avenir.
III. Le benchmark international : des modèles inspirants
► France :
Le notariat français a anticipé très tôt la digitalisation. La mise en place du Minutier électronique et de la signature électronique qualifiée a permis une authentification numérique intégrale. Le Conseil Supérieur du Notariat (CSN) a développé ses propres logiciels, interfacés avec les administrations fiscales et foncières.
► Pays-Bas :
Le notariat néerlandais a opté pour une intégration poussée de l’automatisation, avec un recours massif à l’intelligence artificielle pour l’analyse pré-contractuelle, la vérification des pièces et la gestion du risque juridique.
► Espagne et Estonie :
L’Espagne a reconnu l’acte authentique à distance en temps de crise sanitaire, et l’Estonie est allée plus loin avec une gestion intégralement dématérialisée du patrimoine.
IV. L’urgence marocaine : refondre notre stratégie digitale
- Acte électronique et à distance : Il est urgent de légiférer pour donner à l’acte électronique la même force probante et opposable que l’acte papier, et permettre la comparution à distance via un protocole sécurisé (visioconférence, double authentification, enregistrement).
- Système d’information notarial intégré : Un outil unique et modulaire, connecté aux plateformes publiques, qui évite les ressaisies et automatise les contrôles.
- IA notarial : Développer une intelligence artificielle propre à la profession :
- Assistance à la rédaction d’actes,
- Analyse de conformité,
- Détection des risques et conflits de clause,
- Préparation automatique de déclarations fiscales.
- Création d’une cellule tech au CNONM : Avec des profils techniques (ingénieurs, data analysts, UX designers), en lien avec les praticiens et les besoins réels du terrain.
- Fonds d’innovation notarial : Financé par l’Ordre, l’ANCFCC, la CDG et l’Etat, pour doter chaque étude des équipements, logiciels, formations et expertises nécessaires.
V. Conclusion : du has been au must have
Le notariat marocain est à la croissée des chemins. L’heure n’est plus à la gestion administrative de la transformation numérique, mais à une véritable stratégie d’évolution profonde.
Ce saut qualitatif, à condition d’être bien conduit, fera du notaire marocain un acteur de confiance dans l’écosystème numérique, capable de sécuriser les transactions de demain, et de replacer l’humain au cœur de la technologie.
Il ne s’agit plus seulement de moderniser les études, mais de penser le notariat de demain.
Et ce notariat-là, stratégique, agile et augmenté, ne pourra naître que d’une vision partagée, audacieuse, et portée par l’ensemble de la profession — avec, en toile de fond, le souffle du centenaire comme catalyseur de modernité.